31. Survie

 

Le travail est le meilleur remède à n’importe quel choc, et Bowman avait maintenant à faire celui de tous ses compagnons disparus. Aussi rapidement que possible, en commençant par les systèmes vitaux sans lesquels il mourrait ainsi que le vaisseau, il entreprit de remettre Explorateur 1 en état.

Une quantité considérable d’oxygène avait été perdue, mais les réserves seraient amplement suffisantes pour un seul homme. La régulation de température et de pression était automatique et Carl était rarement intervenu dans ce domaine. Les ordinateurs terrestres pouvaient se charger des plus importantes opérations en dépit du laps de temps qui séparerait les variations des réactions. Toute avarie, cependant, mettait un certain temps à se manifester et, à moins qu’il ne s’agît d’un trou important dans la coque, l’alerte serait donnée à temps.

Les systèmes de production d’énergie, de contrôle de navigation et de propulsion étaient intacts et, de plus, ces deux derniers n’auraient aucun rôle à jouer avant l’approche de Saturne. La Terre pourrait superviser les opérations et, si les dernières corrections de mise en orbite étaient complexes par suite des vérifications constantes qu’elles nécessiteraient, le problème ne serait quand même pas trop grave.

Pour Bowman, le moment le plus pénible avait été celui de l’ouverture des hibernacles devenus autant de cercueils, à l’intérieur de la centrifugeuse. Les morts avaient été de simples collègues et non des amis intimes, et Bowman songeait que c’était une chance. Il se rendait compte à présent que l’entraînement qu’ils avaient subi ensemble durant des semaines avait été surtout une sorte de test de compatibilité.

Lorsqu’il eut scellé à nouveau les hibernacles, il eut l’impression d’être un violeur de sépultures antiques. Maintenant, Kaminski, Hunter et Whitehead se dirigeaient vers Saturne à la suite de Poole. Ils arriveraient tous avant lui et cette pensée lui procurait une sorte d’étrange et sombre satisfaction.

Il ne vérifia pas si le système d’hibernation pouvait encore fonctionner. Bien que sa vie pût en dépendre, c’était là un problème qui pouvait attendre jusqu’à la mise en orbite. D’ici là, bien des choses pouvaient survenir.

Il était même possible – bien qu’il n’eût pas encore vérifié les réserves – qu’il pût attendre l’équipage de secours en se rationnant sévèrement.

Mais qu’il pût survivre psychologiquement, c’était un autre problème.

Il essayait de ne pas penser à des questions aussi lointaines pour se concentrer plutôt sur l’essentiel et l’immédiat. Lentement, il nettoyait le vaisseau, vérifiait le fonctionnement des divers systèmes, discutait des problèmes techniques avec la Terre, dormant un minimum de temps. Dans les semaines qui suivirent, il eut rarement le temps de songer à l’immense mystère vers lequel il filait inexorablement. Jamais, pourtant, celui-ci ne quitta tout à fait son esprit.

Le vaisseau finit enfin par reprendre sa routine automatique qui demandait maintenant un contrôle constant, et Bowman eut le temps d’étudier les rapports que lui avait adressés la Terre. Il passa et repassa sans cesse l’enregistrement qui avait été fait lorsque AMT-1 avait réagi à l’aube lunaire, après trois millions d’années de nuit. En regardant les hommes en scaphandre rassemblés autour du monolithe, il souriait presque au spectacle de leur panique à l’instant où le signal était lancé vers les étoiles, couvrant la radio de toute sa puissance.

Depuis, le grand bloc noir ne s’était plus manifesté. Il avait été recouvert, puis de nouveau exposé au soleil avec beaucoup de précautions, mais sans réagir. On n’avait pas essayé de l’entamer, à la fois par simple prudence scientifique et par crainte d’imprévisibles conséquences.

Le champ magnétique qui avait permis de le découvrir avait disparu au moment de l’émission. Certains experts avaient émis l’hypothèse d’un formidable courant qui s’écoulait dans un superconducteur, conservant l’énergie au long des âges, en prévision de son utilisation. Que le monolithe disposât de quelque source d’énergie interne, cela semblait certain. La lumière qu’il avait pu absorber durant sa brève exposition au jour ne pouvait être à l’origine de sa puissante émission.

Une particularité curieuse du bloc, peut-être sans importance, avait fait l’objet de discussions sans fin. Le monolithe mesurait en effet exactement 3 m de haut, sur 1,50 m de large et 35 cm d’épaisseur. Lorsque ces dimensions furent chiffrées avec plus de précision, on découvrit que leur rapport restait 1-4-9, ce qui correspondait aux carrés des trois premiers nombres entiers. Nul ne put émettre la moindre hypothèse plausible. Il ne pouvait toutefois s’agir d’un effet du hasard puisque le rapport subsistait jusqu’aux limites du mesurable. On éprouvait une certaine humilité en songeant que jamais la technique humaine n’aurait pu produire un bloc, de quelque matériau que ce fût, avec une telle précision. Cette perfection géométrique presque arrogante de AMT-1 était aussi impressionnante que ses autres particularités.

Avec un intérêt curieusement détaché, Bowman écouta le Contrôle de Mission lui présenter de tardives excuses pour lui avoir dissimulé son plan. Ces gens qui parlaient sur Terre semblaient sur leur défensive et il lui était facile d’imaginer les récriminations qui, déjà, devaient se développer chez les responsables de l’expédition.

Bien sûr, ils avaient quelques bons arguments, en particulier les résultats d’une étude secrète du Département de la Défense, intitulée PROJET BARSOOM[1], et qui avait été faite en 1989 par le département de psychologie de Harvard. Lors de cette étude, divers échantillons de population avaient reçu l’assurance que la race humaine était entrée en contact avec des extraterrestres. Les sujets testés, grâce à l’injection de drogues, à l’hypnose et à certains effets visuels, avaient vraiment eu l’impression de rencontrer des créatures d’autres planètes. Leurs réactions étaient donc authentiques. Certaines avaient été violentes. Il semblait que la xénophobie fût profondément ancrée dans l’être humain. Ce qui ne pouvait surprendre personne si l’on considérait les lynchages, pogromes et autres douceurs de l’Histoire. Néanmoins, ces résultats avaient vivement troublé les organisateurs qui ne les avaient jamais rendus publics. Les cinq paniques successives provoquées au XXe siècle par une adaptation radiophonique de La guerre des mondes de Wells ne faisaient que renforcer les conclusions du Projet Barsoom.

En dépit de ces arguments, Bowman se demandait parfois si le danger de choc culturel était vraiment la seule raison du secret extrême qui entourait la mission. Les rapports contenaient certaines allusions aux avantages possibles que les États-Unis pourraient retirer d’un contact avec une intelligence extra-terrestre. Lorsqu’il contemplait la Terre, cette minuscule étoile à demi perdue dans le soleil, de telles considérations semblaient à Bowman d’une incroyable mesquinerie.

Bien que le problème eût été définitivement résolu sur le plan pratique, Bowman était plus intéressé par la théorie avancée à propos du comportement de Carl. Nul ne saurait sans doute jamais l’exacte vérité, mais le fait que l’un des Carl 9 000 du Contrôle de Mission eût présenté à son tour les signes d’une psychose similaire laissait à penser que cette théorie était juste. La faute qui avait été commise ne se répéterait pas. Pourtant, le fait que les constructeurs de Carl aient été incapables de comprendre la psychologie de leur propre création montrait à quel point il serait difficile d’établir le contact avec des êtres véritablement étrangers.

Bowman pensait, ainsi que le prétendait le Dr Simonson dans sa théorie, qu’un sentiment de culpabilité dû à un conflit de programmation avait conduit Carl à tenter de rompre le lien avec la Terre. Et il se plaisait à penser que Carl n’avait pas vraiment voulu tuer Poole, bien que cela fût difficile à prouver. Il avait simplement tenté de détruire une preuve car, si l’on avait découvert que l’élément AE-35 était en parfait état, son mensonge eût été évident. Comme n’importe quel criminel maladroit, il avait été pris de panique.

Et la panique était une chose que Bowman pouvait comprendre, bien mieux qu’il ne l’eût souhaité. Deux fois dans son existence il l’avait connue. La première fois, enfant, il avait été saisi par une lame de fond et à demi noyé. La seconde, astronaute à l’entraînement, une jauge faussée lui avait fait croire un instant que son oxygène serait épuisé avant qu’il soit en lieu sûr.

Lors de ces deux occasions, il avait presque perdu le contrôle de sa logique et il avait été bien près de se trouver livré à des impulsions frénétiques. Pourtant, il avait triomphé par deux fois, mais il savait depuis qu’un homme, dans certaines circonstances, peut abandonner toute humanité lorsqu’il est en proie à la panique.

Et cela s’appliquait à Carl tout comme à un homme. Et lorsque Bowman l’eut compris, il éprouva un peu moins d’amertume et de ressentiment à l’égard de l’ordinateur. De toute façon, celui-ci appartenait désormais à un passé que dominaient déjà la promesse et la menace d’un avenir inconnu.

 

 

32. À propos des extraterrestres

 

En dehors des repas qu’il prenait hâtivement dans le carrousel – fort heureusement, les principales réserves alimentaires étaient intactes – Bowman vivait constamment sur la passerelle de contrôle. Il sommeillait dans son siège et pouvait ainsi déceler n’importe quelle anomalie dès que les premiers indices apparaissaient sur l’écran. Il avait effectué sous la direction du Contrôle de Mission des réparations de fortune sur le système d’alerte qui fonctionnait maintenant de façon satisfaisante. Il lui semblait possible de survivre jusqu’à ce que Explorateur 1 atteigne Saturne, ce qu’il ferait de toute manière, que Bowman fût vivant ou non.

Il n’avait que peu de temps pour contempler l’espace et cette vision lui était devenue trop familière. Mais il savait maintenant ce qui pouvait se trouver là-bas, au-delà des baies, et cette pensée, parfois, l’empêchait de se concentrer sur des problèmes immédiats.

L’astronef était pointé sur la Voie Lactée, la Voie Lactée qui déployait ses nuages d’étoiles, si denses qu’ils défiaient l’esprit. Bowman découvrait les brumes ardentes du Sagittaire dont les tourbillons de soleils dissimulaient à jamais le cœur de la Galaxie aux regards des hommes, l’ombre sinistre du Sac à Charbon, véritable trou dans la trame de l’espace où nulle étoile ne brillait, et Alpha du Centaure, le plus proche soleil, la première étape au-delà du système solaire.

Sirius et Canopus étaient plus brillants, mais c’était Alpha du Centaure qui retenait toute son attention et ses pensées lorsqu’il plongeait son regard dans l’espace. Cet immobile point de lumière dont les rayons avaient mis quatre années à lui parvenir finissait par symboliser les débats secrets qui se déchaînaient à présent sur Terre et dont il percevait parfois les échos.

Personne ne doutait qu’il y eût une relation entre AMT-1 et le système saturnien, mais il ne se trouvait presque aucun savant pour penser que les créatures qui avaient érigé le monolithe pussent en être originaires. Comme source possible de la vie, Saturne était encore plus hostile que Jupiter, et ses multiples lunes étaient prises dans les glaces d’un éternel hiver, à trois cents degrés au-dessous de zéro. Seule l’une d’elles, Titan, possédait une atmosphère, et encore celle-ci n’était-elle qu’une mince enveloppe mortelle de méthane.

Ainsi, les créatures qui avaient autrefois visité la Terre et la Lune n’étaient-elles sans doute pas seulement extra-terrestres mais également extrasolaires. Ces visiteurs de l’espace avaient établi des bases en des lieux précis. Et cela amenait un nouveau problème : pouvait-il exister une technologie assez avancée pour lancer un pont par-dessus le gouffre terrifiant qui séparait le système solaire de la plus proche étoile ?

De nombreux savants rejetaient purement et simplement cette possibilité. Ils faisaient remarquer que Explorateur 1, l’astronef le plus rapide qui existât, mettrait vingt mille ans pour atteindre Alpha du Centaure et des millions d’années pour parcourir une distance appréciable dans la Galaxie. Même si de nouveaux systèmes de propulsion étaient mis au point dans les siècles à venir, ils se heurteraient immanquablement à l’infranchissable barrière de la vitesse de la lumière que nul objet matériel ne pouvait vaincre. Ainsi, les êtres qui avaient construit AMT-1 devaient obligatoirement avoir vécu sous le même soleil que les hommes. Comme ils n’avaient laissé aucune trace dans l’Histoire, leur espèce était certainement éteinte.

Une minorité refusait une telle argumentation. Même s’il fallait des siècles pour aller d’une étoile à l’autre, prétendaient ses partisans, cela ne pouvait être un obstacle pour des explorateurs décidés. La technique de l’hibernation utilisée à bord de Explorateur 1 était déjà une solution possible. Une autre était la création d’un véritable monde artificiel et autonome qui permettrait des voyages de plusieurs générations.

De toute manière, qui pouvait prétendre que toutes les espèces intelligentes avaient une durée de vie aussi brève que celle des humains ? Il pouvait exister de par l’univers des créatures pour lesquelles un voyage d’un millier d’années n’était qu’une promenade un peu monotone…

Tous ces arguments, bien que théoriques, concernaient un sujet de la plus haute importance pratique puisqu’ils touchaient au concept de « délai de réponse ». Si AMT-1 avait réellement envoyé un message vers les étoiles – peut-être grâce à quelque relais placé près de Saturne – celui-ci n’atteindrait pas son but avant de nombreuses années. Même si la réponse était immédiate, l’humanité disposait d’un certain temps pour respirer, un temps qui pouvait se mesurer en décennies et peut-être même en siècles. Pour nombre de gens, c’était là une idée rassurante. Mais pas pour tous. Quelques savants, dont la plupart étaient des aventuriers, explorateurs des forêts sauvages de la physique théorique, posaient une question embarrassante : « Sommes-nous certains que la vitesse de la lumière constitue une barrière infranchissable ? » En vérité, la Théorie de la Relativité s’était montrée particulièrement tenace et elle serait bientôt centenaire. Mais elle avait déjà montré quelques failles. Si l’on ne pouvait défier Einstein, on pouvait toujours essayer de lui échapper.

Ceux qui appuyaient ce point de vue espéraient en des raccourcis à travers des dimensions supérieures, des lignes plus droites que des droites, des connexions hyperspatiales. Ils aimaient à rappeler une expression d’un mathématicien de Princeton, au siècle dernier : « Des trous dans l’espace ». Aux critiques qui répondaient que de telles idées étaient par trop fantastiques pour être prises au sérieux, ils répliquaient par la phrase de Niels Bohr : « Votre théorie est folle – mais pas assez pour être juste. »

Les disputes entre physiciens n’étaient rien comparées à celles qui agitaient les biologistes lorsqu’ils en venaient à l’antique problème de la forme des extraterrestres. Ils étaient divisés en deux factions opposées, l’une prétendant que de tels êtres se devaient d’être humanoïdes, l’autre étant tout aussi convaincue qu’« ils » ne ressembleraient en rien aux hommes. Les partisans de la première faction croyaient que deux bras, deux jambes et des organes sensoriels évolués représentaient la perfection. Bien sûr, des différences mineures pouvaient apparaître, telles que six doigts au lieu de cinq, des traits un rien étrangers, une peau ou des cheveux de couleur bizarre, mais, de toute évidence, des extraterrestres intelligents se devaient d’être si semblables à l’homme qu’un mauvais éclairage pouvait faire illusion.

Ce concept anthropomorphiste était ridicule aux yeux des biologistes issus directement de l’Âge Spatial et qui s’estimaient débarrassés des préjugés du passé. Ils posaient comme argument que le corps humain était le résultat de millions de choix dans l’évolution, dus à des hasards répartis sur des siècles et des siècles. À chacun de ces choix innombrables, les dés de la génétique auraient pu rouler différemment et donner peut-être de meilleurs résultats. Car le corps de l’homme est un bizarre produit d’improvisations diverses, plein d’organes ayant changé de fonction, parfois sans grand succès, et qui recèle des éléments inutiles, comme l’appendice.

Bowman découvrit qu’il existait même des penseurs dont les points de vue étaient encore plus audacieux. Ceux-ci ne croyaient pas que des êtres évolués puissent conserver des corps organiques. Tôt ou tard, prétendaient-ils, avec le développement des connaissances, ces êtres se débarrasseraient de cette enveloppe fragile, soumise aux maladies et aux accidents que leur avait fournie la Nature, enveloppe vouée à une fin certaine. Ils remplaceraient leur corps d’origine dès qu’il s’userait, et peut-être même avant, par des constructions de métal et de plastique qui les rendraient immortels. Le cerveau subsisterait sans doute un certain temps comme ultime élément organique, dirigeant des membres mécaniques, observant l’univers par des sens électroniques plus fins et plus subtils que tous ceux que pouvait développer une évolution aveugle.

Sur la Terre elle-même, déjà, les premiers pas avaient été faits dans cette direction. Des millions d’hommes, après une première menace, connaissaient maintenant une vie active et heureuse grâce à des membres, des reins, des poumons, des cœurs artificiels. Ce processus ne pouvait avoir qu’un terme, aussi lointain fût-il.

Et finalement, le cerveau lui-même pourrait disparaître. En tant que siège de la conscience, il n’était nullement essentiel. Le développement de l’intelligence électronique l’avait prouvé. Le conflit entre l’homme et la machine serait un jour résolu à jamais par une totale symbiose… Mais était-ce bien là un terme ? Certains biologistes mystiques allaient encore plus loin. Ils pensaient, puisant en ceci dans les croyances religieuses, que l’esprit finirait par se libérer de la matière. Le corps-robot, tout comme le corps de chair, ne serait qu’un échelon vers autre chose, autre chose que les hommes appelaient le « spirituel ».

Et ce qui se trouvait encore au-delà ne pouvait avoir qu’un seul nom : Dieu.

 

 

33. Ambassadeur

 

Durant ces trois derniers mois, Bowman s’était si complètement adapté à son existence solitaire qu’il avait parfois du mal à se souvenir d’une autre vie. Il était au-delà de l’espoir, au-delà du désespoir. Il s’était installé dans une routine presque automatique ponctuée de temps à autre par une alerte, lorsque l’un des systèmes montrait des signes de défaillance. Mais il n’avait pas perdu la curiosité et, parfois, l’idée du but vers lequel il se dirigeait l’emplissait d’exaltation et d’émerveillement. Non seulement il était l’unique représentant de la race humaine mais ses actes, dans les semaines à venir, détermineraient l’avenir des hommes. Jamais une telle situation n’avait existé dans toute l’Histoire. Il était un Ambassadeur Extraordinaire, plénipotentiaire de toute l’humanité.

Cette idée l’aidait de bien des façons, subtilement.

Il restait par exemple propre et soigné. Quel que fût son état de lassitude, il n’omettait jamais de se raser. Le Contrôle, il le savait, l’observait avec attention pour déceler les premiers signes éventuels d’un comportement anormal et il était bien décidé à ce que ce fût en vain, tout au moins pour ce qui était des symptômes sérieux. Car il avait parfaitement conscience de certaines modifications de son comportement. Il eût été absurde d’espérer le contraire dans les circonstances présentes. Ainsi, il ne pouvait plus supporter le silence. En dehors de ses périodes de sommeil ou de ses dialogues avec la Terre, il maintenait le dispositif de sonorisation du vaisseau à un niveau presque intolérable.

Tout d’abord, le besoin d’entendre des voix humaines l’avait confiné aux pièces classiques et plus spécialement à Shaw, Ibsen et Shakespeare ou aux poètes qu’abritait l’énorme phonothèque du vaisseau. Cependant, les problèmes évoqués semblaient si lointains, si faciles à résoudre avec un peu de bon sens, qu’il n’eut plus la patience de les écouter après quelque temps. Il passa donc à l’opéra, choisissant en général des œuvres en italien ou en allemand afin de n’être pas distrait par le contenu intellectuel minime des œuvres. Cette période dura deux semaines avant qu’il comprît à quel point toutes ces voix magnifiquement cultivées exacerbaient sa solitude. Il acheva finalement le cycle par le Requiem de Verdi qu’il n’avait jamais entendu sur Terre. Le Dies Irae, dont les échos grondants se répercutaient dans les couloirs vides avec un à-propos sinistre, le laissa effondré et, lorsque résonnèrent les trompettes du Jugement dernier, il ne put le supporter.

Il passa donc à la musique instrumentale, en commençant par les Romantiques qu’il abandonna l’un après l’autre, étouffant sous les expressions diverses de leurs émotions. Sibelius, Tchaïkovski et Berlioz durèrent quelques semaines, Beethoven plus longtemps. Finalement, ainsi que beaucoup en avaient déjà fait l’expérience, il trouva la paix dans les architectures abstraites de Bach, agrémentées parfois de celles de Mozart.

Et Explorateur 1 poursuivit sa route vers Saturne, accompagné par la fraîche musique d’une harpe égrenant les pensées cristallines d’un cerveau redevenu poussière depuis deux cents ans.

 

Saturne était encore à dix millions de milles mais elle apparaissait déjà plus grande que la Lune vue de la Terre. C’était pour l’œil un glorieux spectacle qui, au télescope, devenait incroyable.

On aurait pu croire contempler Jupiter en période calme. Mêmes bandes de nuages, bien que plus pâles et plus distincts sur ce monde légèrement plus petit – même remous atmosphériques vastes comme des continents et se déplaçant avec lenteur. Il existait cependant une différence majeure entre les deux planètes : au premier coup d’œil il apparaissait comme évident que Saturne n’était pas sphérique, mais tellement aplatie aux pôles que son image en semblait déformée.

Pourtant, c’était bien souvent la magnificence des anneaux qui attirait le regard de Bowman. Ils étaient un univers en eux-mêmes avec leurs détails complexes, leur coloration délicate. En plus de la principale division qui séparait les anneaux intérieurs et extérieurs, il en existait cinquante autres délimitant des zones plus ou moins lumineuses. Saturne semblait entourée de multiples anneaux de papier fin. C’était comme une œuvre d’art délicate, un jouet fragile et précieux que l’on pouvait admirer sans pouvoir le toucher. En dépit de ses efforts, Bowman ne parvenait pas à se représenter l’échelle véritable de cette vision et à se convaincre que la Terre y eût été comme un petit ballon au bord d’une assiette.

Parfois une étoile glissait derrière les anneaux, perdant un peu de son éclat sans cesser d’être visible par-delà la matière translucide, scintillant par intermittence lorsqu’elle était occultée par le passage de fragments plus importants. Car les anneaux, ainsi qu’il avait été prouvé au XIXe siècle, n’étaient pas pleins, ce qui eût été une impossibilité mécanique. Ils étaient formés de myriades de débris qui représentaient peut-être les restes d’une lune qui s’était trop approchée et qui avait été brisée par le formidable champ d’attraction de la planète. Quelle que fût l’origine des anneaux, la race humaine pouvait considérer comme une chance rare d’avoir contemplé pareil spectacle, car leur existence ne pouvait représenter qu’un infime moment de l’histoire du système solaire. En 1945, un astronome britannique avait déclaré que les anneaux étaient éphémères et que les forces gravitiques qui s’exerçaient sur eux les détruiraient bientôt. En renversant cette proposition, il était logique de conclure qu’ils n’avaient été formés que récemment, deux ou trois millions d’années auparavant.

Mais nul n’avait jamais relevé que, par une curieuse coïncidence, les anneaux de Saturne étaient nés en même temps que la race humaine.

 

 

34. Les chemins de glace

 

Explorateur 1 était maintenant au cœur du vaste système des lunes de Saturne et la planète géante était à moins d’une journée de navigation. Le vaisseau avait depuis longtemps franchi la frontière de l’orbite extrême de Phœbé qui s’éloignait jusqu’à huit millions de milles de la planète. Japet, Hypérion, Titan, Rhéa, Dioné, Téthys, Encelade, Mimas et Janus apparaissaient maintenant à la proue, ainsi que les anneaux. Les satellites révélaient un fouillis de détails au télescope et Bowman avait déjà transmis à la Terre autant de photographies qu’il lui avait été possible d’en prendre. À lui seul, Titan, aussi grand que Mercure avec ses trois mille milles de diamètre, pourrait occuper une mission d’exploration pendant des mois. Mais Bowman ne pouvait lui accorder qu’un bref regard, ainsi qu’à ses compagnons. D’ores et déjà, il était certain que Japet était son véritable objectif.

Tous les satellites étaient marqués par des impacts de météores, en moins grand nombre que sur Mars, cependant, et ils montraient des zones d’ombre et de lumière avec çà et là des points plus brillants qui devaient correspondre à des masses de gaz gelés. Seul Japet possédait une géographie distincte et passablement étrange.

Un hémisphère de ce monde qui, comme tous ses compagnons, présentait constamment la même face à Saturne, était très sombre et ne révélait que peu de détails. L’autre, par contraste, était dominé par un ovale blanc et brillant, long d’environ quatre cents milles sur deux cents milles de large. Actuellement, seule une partie de cette extraordinaire formation était dans la lumière, mais l’explication des bizarres variations lumineuses de Japet était maintenant évidente. Dans la phase occidentale de son orbite, le satellite présentait l’ovale blanc à la Terre en même temps qu’au soleil. Dans sa phase orientale, l’ovale disparaissait, remplacé par l’hémisphère sombre.

La grande ellipse était géométriquement parfaite. Orientée selon les pôles, elle coupait en son milieu l’équateur. Elle était si nettement délimitée qu’il semblait que quelqu’un avait peint avec soin cette forme blanche sur la lune saturnienne. Elle était d’ailleurs absolument plate et Bowman se demanda s’il ne pouvait s’agir d’un lac de liquide gelé, bien que cela ne pût expliquer son aspect artificiel. Mais il lui restait peu de temps pour étudier Japet : il approchait du cœur du système et le voyage touchait à son terme. Explorateur 1 allait entamer les ultimes manœuvres d’approche. En contournant Jupiter, il avait utilisé le champ gravifique pour augmenter sa vitesse. À présent, il devait faire le contraire et perdre un maximum de sa vélocité au risque de quitter le système solaire pour aller se perdre dans les étoiles. Son orbite avait été calculée pour que Saturne le capture et que Explorateur 1 devienne ainsi une nouvelle lune, placée sur une étroite ellipse de deux millions de milles. Au plus près, l’astronef survolerait la planète, au plus loin, il atteindrait l’orbite de Japet.

En dépit du délai de réponse, les ordinateurs terrestres avaient donné l’assurance que tout était correct : vitesse et altitude. Il n’y avait donc plus rien à faire jusqu’au moment de l’approche.

Les anneaux emplissaient tout l’espace et le vaisseau s’avançait lentement vers le bord. Bowman, en regardant au télescope depuis une distance de dix mille milles, put enfin voir qu’ils étaient en grande partie constitués de glace, de glace qui tournoyait et scintillait dans la lumière du soleil. Il survolait une sorte de tempête de cristaux qui s’atténuait parfois pour révéler de stupéfiants aperçus de nuit et d’étoiles.

Au fur et à mesure que le vaisseau approchait de Saturne, le soleil s’abaissait entre les arches multiples des anneaux. Ceux-ci formaient maintenant un mince viaduc d’argent déployé dans le ciel. Les blocs gelés en myriades reflétaient et dispersaient la lumière en feux d’artifice prodigieux. Et le soleil, en glissant derrière des rideaux de glace longs de milliers de milles, faisait naître d’innombrables fantômes de lui-même qui dérivaient dans le ciel, l’emplissant d’éclairs et de flamboiements. Puis les anneaux l’entourèrent étroitement, il disparut, et le spectacle prit fin.

Un peu plus tard, l’astronef passa dans l’ombre de Saturne, au plus près de la face nocturne. Vers le haut brillaient les étoiles, les anneaux, vers le bas s’étendait une mer ténébreuse de nuages. Les mystérieuses taches de lumière qui ponctuaient les nuits de Jupiter étaient invisibles ici, sans doute parce que Saturne était un monde trop froid. Les nuages n’étaient révélés que par la lueur fantomatique qui provenait des chemins de glace des anneaux encore illuminés par l’invisible soleil. Au milieu de l’arche de lumière, une brèche sombre apparaissait cependant : l’ombre de Saturne.

Le contact avec la Terre ne serait rétabli que lorsque le vaisseau aurait contourné la planète, mais Bowman était trop occupé pour être sensible à cette totale solitude. Pendant les heures qui suivirent, il consacra chaque seconde aux manœuvres de freinage qui avaient été déjà programmées par les ordinateurs du Contrôle.

Après des mois et des mois de sommeil, les grands évents des moteurs crachèrent à nouveau leurs cataractes de plasma incandescent sur des milles et des milles d’espace. La pesanteur revint brièvement sur la passerelle de contrôle. Des centaines de milles plus bas, les nuages de méthane et d’ammoniac reflétèrent une lumière nouvelle : Explorateur 1 traversait la nuit de Saturne comme un soleil minuscule.

Et finalement, l’aube pâle se dessina au-devant de sa route. Il émergea au jour. Sa vitesse s’était considérablement réduite, maintenant, et il ne pourrait plus échapper ni au soleil ni à Saturne. Elle lui permettrait seulement de s’éloigner suffisamment pour aller frôler l’orbite de Japet, à deux millions de milles de là. Il lui faudrait quatorze jours pour parcourir cette distance et couper à nouveau les orbites des lunes intérieures : Janus, Mimas, Encelade, Téthys, Dioné, Rhéa, Titan, Hypérion… Des mondes qui portaient les noms de dieux et de déesses presque encore vivants pour ces espaces où le temps s’écoulait différemment.

Et puis le vaisseau rencontrerait Japet. Si le contact échouait, il devrait revenir vers Saturne et recommencer son orbite de vingt-huit jours. Mais il n’y aurait pas de second rendez-vous possible avec le satellite, car Japet, la prochaine fois, serait presque de l’autre côté de Saturne.

Bien sûr, l’astronef et le satellite devaient se rencontrer à nouveau, lorsque leurs orbites les placeraient en conjugaison, mais cet événement ne surviendrait pas avant si longtemps que, quoi qu’il pût advenir, Bowman ne serait plus là pour y assister.

 

 

35. L’œil de Japet

 

Lorsque Bowman avait pour la première fois observé Japet, l’étrange tache lumineuse était partiellement plongée dans l’ombre. Seule la clarté venue de Saturne la révélait en entier. À présent, tandis que la lune saturnienne évoluait sur son orbite de soixante-dix-neuf jours, l’ellipse apparaissait en pleine lumière.

Bowman la regardait croître tandis que Explorateur 1 s’avançait de plus en plus lentement vers l’inévitable rendez-vous. Et il prit conscience d’une obsession troublante. Il n’y avait jamais fait allusion lors de ses conversations avec le Contrôle de Mission, car on aurait pu immédiatement supposer qu’il était victime d’hallucinations.

Et peut-être était-ce le cas, car il avait de plus en plus la conviction que l’ellipse brillante qui se détachait sur le fond noir du satellite était un œil énorme et vide qui le regardait approcher. Un œil sans pupille, sans rien qui marquât sa surface vierge. Ce ne fut que lorsque l’astronef se trouva à 50 000 milles, alors que Japet était deux fois plus grand que la Lune, que Bowman distingua un minuscule point noir au centre de l’œil. Mais les dernières manœuvres d’approche ne lui laissaient pas le temps de l’examiner en détail.

Pour la dernière fois, le moteur principal du vaisseau libéra son énergie. Pour la dernière fois, l’orage des atomes détruits souffla entre les lunes de Saturne. Le chuchotement lointain et la poussée des fusées éveillèrent en David Bowman un sentiment de fierté et de tristesse. Les magnifiques machines avaient accompli leur tâche sans faiblir, avec une efficience totale. Elles avaient mené le vaisseau de la Terre à Jupiter, puis jusqu’à Saturne, et elles fonctionnaient maintenant une ultime fois. Quand Explorateur 1 aurait éjecté ses réservoirs, il serait aussi inerte et vulnérable qu’un astéroïde ou une comète, prisonnier impuissant des forces gravitationnelles. Jamais il ne reprendrait le chemin de la Terre. Il continuerait de suivre éternellement son orbite, monument errant des premiers âges de l’exploration interplanétaire. Des milliers de milles, puis des centaines… Les jauges des réservoirs approchèrent du zéro. Sur le panneau de contrôle, Bowman suivait anxieusement les indications des écrans et des diagrammes improvisés qu’il devait maintenant consulter à chaque fois qu’il avait une décision à prendre. Il songeait que ce serait une fin épouvantable, après avoir survécu si longtemps, que de manquer le rendez-vous orbital pour quelques livres de carburant.

Le moteur principal stoppa et le sifflement des fusées décrut. Seuls les verniers continuèrent de guider lentement Explorateur 1 sur son orbite. Japet était maintenant un croissant immense sur le fond de l’espace, un marteau cosmique brandi au-dessus du vaisseau, prêt à l’écraser comme une noix. Et le vaisseau continuait de s’approcher, lentement, si lentement qu’il semblait s’être arrêté. D’objet astronomique, Japet devint paysage, mais nul n’aurait pu dire à quel moment s’était opérée cette mutation infiniment subtile. Le sol n’était plus qu’à cinquante milles. Les fidèles verniers donnèrent les dernières poussées et s’immobilisèrent à jamais. Explorateur 1 était maintenant placé sur son orbite définitive. Il tournait autour de Japet en trois heures à une vitesse de huit cents milles à l’heure, amplement suffisante dans ce faible champ gravifique. L’astronef était satellite d’un satellite.

 

 

36. Grand frère

 

« Je reviens au jour et je confirme ce que je vous ai dit au dernier passage. On ne distingue que deux matières en surface. La noire semble brûlée, comme du charbon de bois. Elle en a d’ailleurs la texture, pour autant que je puisse en juger au télescope. En fait, elle me rappelle un toast grillé…

« Je n’arrive toujours pas à déterminer la nature de la zone blanche. Ses limites sont tout à fait nettes et l’on ne voit aucun détail. Cela pourrait être du liquide… C’est suffisamment plat. Je ne sais pas ce que donnent les images que je vous ai transmises, mais cela fait songer à une mer de lait gelé. À moins que ce ne soit une sorte de gaz lourd… Non, je pense que c’est impossible. J’ai parfois l’impression que ça bouge, très lentement, mais je ne peux pas en être certain…

« Me voilà à nouveau au-dessus de la zone blanche. C’est mon troisième passage. Cette fois, j’espère m’approcher un peu plus de cette marque que j’ai repérée au centre en m’approchant. Si mes calculs sont justes, je devrais passer à moins de cinquante milles…

« Oui, je vois quelque chose, à l’endroit prévu. Cela monte sur l’horizon. Je vois également Saturne, dans la même direction. Je passe au télescope…

« Eh ! on dirait une sorte de bâtiment… Complètement noir… Plutôt difficile à voir. Pas de fenêtres, aucun détail… Simplement un bloc, un grand bloc vertical. Il doit faire au moins un mille de hauteur. Il me rappelle… Bien sûr ! C’est exactement comme ce que vous avez trouvé sur la Lune ! C’est le grand frère de AMT-1 ! »

 

 

37. Expérience

 

Appelons cela la Porte des Étoiles.

Trois millions d’années durant elle avait tourné autour de Saturne dans l’attente d’un mouvement du Destin qui pouvait aussi bien ne jamais venir. Lors de sa création, une lune s’était brisée dont les fragments, depuis, continuaient de suivre leur orbite.

Mais maintenant la longue attente touchait à sa fin. Sur un nouveau monde, l’intelligence était née et venait de quitter son berceau. La très ancienne expérience approchait de son terme. Ceux qui l’avaient entreprise, si longtemps auparavant, n’avaient pas été des hommes… Ni même des humains. Mais ils étaient faits de chair et de sang et, lorsqu’ils contemplaient les profondeurs de l’espace, ils ressentaient de l’émerveillement, de la peur et de la solitude. Dès qu’ils en eurent le pouvoir, ils s’élancèrent vers les étoiles.

Dans leur quête, ils rencontrèrent la vie sous bien des formes et ils observèrent son évolution sur un millier de mondes. Ils la virent vaciller comme une étincelle avant de mourir et de retourner à la nuit cosmique.

Et parce qu’ils n’avaient rien trouvé de plus précieux que l’Esprit dans toute la Galaxie, ils aidèrent à sa naissance de toutes parts. Ils devinrent de véritables fermiers dans le champ des étoiles et ils récoltèrent parfois. Parfois aussi, sans passion, ils durent arracher les mauvaises herbes.

Les grands dinosauriens s’étaient depuis longtemps éteints lorsque le vaisseau avait atteint le système solaire après un voyage de près d’un millier d’années. Il survola les planètes extérieures glacées, s’attarda quelque peu au-dessus des déserts de Mars à l’agonie, puis se dirigea vers la Terre.

Les explorateurs découvrirent alors un monde grouillant de vie. Pendant des années, ils étudièrent, collectionnèrent, cataloguèrent. Lorsqu’ils eurent appris tout ce qu’ils pouvaient apprendre, ils entreprirent de modifier. Ils dirigèrent le destin de nombreuses espèces, tant sur terre que dans les mers. Mais il leur faudrait attendre au moins un million d’années pour savoir si l’une de leurs multiples expériences avait abouti.

S’ils étaient patients, ils n’étaient pas immortels. Il y avait tant à faire dans cet univers de deux milliards de soleils, tant d’autres mondes les appelaient. Ils s’enfoncèrent à nouveau dans l’abîme, avec la certitude que jamais plus ils ne reviendraient dans cette région de la Galaxie. Mais ils avaient laissé derrière eux des serviteurs qui achevèrent l’œuvre entreprise.

Sur Terre, les glaciers avancèrent, reculèrent, tandis que passait et repassait dans le ciel la Lune impassible, gardienne de secrets. Et plus lentement encore que les glaces des pôles, des civilisations naissaient et se répandaient entre les étoiles. Des empires étranges, beaux et terribles s’érigeaient, s’effondraient et leurs descendants se transmettaient la connaissance. La Terre n’avait pas été oubliée mais une seconde visite eût été inutile. Elle n’était plus désormais qu’un monde muet entre un million d’autres dont bien peu connaîtraient un jour la parole.

L’évolution, entre les étoiles, se poursuivait vers des buts nouveaux. Depuis longtemps, les explorateurs de la Terre avaient atteint les limites de la chair. Leurs machines étaient désormais supérieures à leur corps et il était nécessaire d’y émigrer. D’abord leur cerveau, puis leur esprit seul fut transféré dans une enveloppe de métal et de plastique. Ainsi, ils continuèrent d’errer d’étoile en étoile. Mais ils n’avaient plus besoin de construire des astronefs. Ils étaient des astronefs.

Pourtant, l’âge des entités-machines fut bref. Lors de leurs expériences, ils avaient appris à emmagasiner la connaissance dans la structure même de l’espace, préservant ainsi leur savoir sous des strates de lumière, pour l’éternité. Il leur était possible de devenir des êtres faits de radiations et de se libérer enfin de la tyrannie de la matière.

Ils se transformèrent donc en énergie pure. Et sur un millier de mondes, les coquilles vides qui les avaient abrités exécutèrent une brève danse d’agonie avant de s’effondrer en débris rouillés.

Désormais, ils étaient maîtres de la Galaxie et hors d’atteinte du temps. Ils pouvaient errer à leur gré entre les soleils, se glisser dans les interstices de l’espace comme une brume impalpable. Pourtant, en dépit de leurs pouvoirs nouveaux qui les rendaient pareils aux dieux, ils n’avaient pas oublié le limon tiède qui leur avait donné naissance, quelque part au sein d’un océan disparu.

Et ils continuaient de surveiller les expériences entreprises par leurs ancêtres, si longtemps auparavant.

 

 

38. La sentinelle

 

« L’atmosphère devient presque irrespirable et je souffre de maux de tête en permanence. Il reste encore beaucoup d’oxygène mais les purificateurs ne sont pas parvenus à chasser les résidus des liquides qui sont entrés en ébullition dans le vide. Lorsque ça devient intenable, je vais respirer un peu d’oxygène pur dans le garage des capsules…

« Aucun de mes signaux n’a provoqué de réaction et, par suite de l’inclinaison de mon orbite, je m’éloigne de plus en plus de AMT-2. Incidemment, je vous signale que cette appellation est doublement inappropriée : il ne s’agit pas de Tycho et je n’ai pas relevé la moindre trace de champ magnétique.

« Au plus près, je m’approche à soixante milles et je devrais gagner encore un centième de cette distance grâce à la rotation de Japet avant de m’éloigner définitivement. Je me trouverai à la verticale de l’objet dans trente jours, ce qui fait trop longtemps à attendre. De toute façon, il ne fera plus jour alors.

« Même en ce moment, il ne reste visible que quelques minutes avant de redisparaître à l’horizon. C’est terriblement frustrant… Pas moyen de faire une observation sérieuse.

« J’aimerais donc que vous me donniez votre accord sur le plan suivant : les capsules spatiales disposent d’une quantité suffisante de carburant pour faire l’aller-retour. Je voudrais tenter une sortie afin d’examiner l’objet de plus près. S’il n’y a aucun risque, je me poserai à côté, ou au sommet.

« Je suis persuadé que c’est la seule chose à faire. J’ai parcouru un milliard de milles et je n’ai pas envie d’être arrêté si près du but. »

 

Pendant des semaines, tous ses sens étranges orientés vers le soleil, la Porte des Étoiles avait observé l’approche du vaisseau. Ceux qui l’avaient créée l’avaient préparée à bien des tâches, et c’était maintenant l’une d’elles qu’elle accomplissait. Elle identifia ce qui venait vers elle, depuis le cœur embrasé du système solaire. Eût-elle été vivante, elle aurait éprouvé de l’excitation, mais une telle émotion était au-delà de ses pouvoirs. Si le vaisseau était passé sans s’arrêter, elle n’eût pas ressenti la plus infime trace de désappointement. Elle attendait depuis trois millions d’années et elle pouvait tout aussi bien attendre durant l’éternité.

Tandis que le visiteur ralentissait, absorbant sa vitesse initiale par des jets de gaz incandescents, elle se contenta de l’observer et de noter. Puis elle ressentit le contact léger de radiations qui tentaient de sonder ses secrets. Elle ne réagit pas.

Maintenant, le vaisseau était en orbite, passant et repassant tout près de la surface de l’étrange lune. Et il se mit à parler en énumérant les chiffres de 1 à 11, sans cesse. Bientôt suivirent des signaux plus complexes sur diverses fréquences : ultraviolets, infrarouges, rayons X.

La Porte des Étoiles ne répondit pas : elle n’avait rien à dire.

Il y eut une très longue pause avant qu’elle s’aperçoive qu’un objet plus petit venait de quitter le vaisseau pour s’approcher d’elle. Elle fouilla sa mémoire et les circuits logiques prirent une décision qui correspondait aux ordres reçus si longtemps auparavant.

Sous la froide clarté de Saturne, les énergies assoupies de la Porte s’éveillèrent.

 

 

39. À l’intérieur de l’œil

 

Bowman découvrit Explorateur 1 tel qu’il l’avait vu la dernière fois, flottant en orbite autour de la Lune qui occupait la moitié du ciel. Il y avait pourtant une légère différence dans son aspect. Certaines inscriptions sur les écoutilles, connexions et aux points vitaux s’étaient ternies par suite de l’exposition prolongée aux feux directs du soleil.

Quant au soleil, aucun humain ne l’eût reconnu à première vue. Il était certes trop brillant pour une étoile, mais on pouvait le fixer sans peine. Et il ne produisait pas la moindre chaleur. Bowman tendit ses mains nues vers les rayons qui filtraient par la baie et ne sentit rien. Il aurait pu tout aussi bien tenter de se réchauffer à la clarté de la Lune. Autant que le panorama étranger qui se déployait à cinquante milles plus bas, cela lui rendait plus évidents sa solitude et son éloignement de la Terre.

Il quittait le monde de métal qui avait été son foyer durant tous ces longs mois et il ne le reverrait peut-être jamais. S’il ne revenait pas, l’astronef poursuivrait ses fonctions, transmettant les relevés de ses instruments jusqu’à ce qu’une ultime défaillance de ses circuits le réduise au silence.

Et s’il revenait ? Il pourrait espérer survivre et peut-être même vivre quelques mois de plus, au mieux, car le système d’hibernation, sans ordinateur, était désormais inutilisable. De toute façon, il ne pouvait compter rester en vie jusqu’à ce que Explorateur 2 aborde l’orbite de Japet, dans quatre ou cinq ans.

 

Comme le croissant doré de Saturne s’élevait dans l’espace, il refoula ces pensées. Il était le premier humain à contempler pareil spectacle. Saturne avait toujours présenté à la Terre sa face pleine, totalement illuminée par le soleil. À présent, la planète géante apparaissait comme un arc délicat que coupait l’infime trait de lumière des anneaux, pareil à une flèche sur une corde tendue, prête à jaillir vers le soleil.

Titan était visible comme une étoile brillant au sein des étincelles plus pâles des autres lunes. Avant la fin de ce siècle, les hommes les auraient toutes visitées, mais si elles recelaient des secrets, Bowman ne les connaîtrait jamais.

Le bord de l’œil immense et blanc glissait vers lui. Plus qu’une centaine de milles, une dizaine de minutes, et il survolerait son objectif. Il eût aimé être certain que ses mots allaient vraiment atteindre la Terre une heure et demie après, à la vitesse de la lumière. L’ultime ironie serait que, par suite de quelque panne de l’émetteur, il disparaisse en silence sans que jamais nul ne sache ce qui avait pu lui arriver.

Loin au-dessus de lui, le vaisseau brillait sur le fond noir de l’espace. Il l’accompagnerait pendant un moment encore, jusqu’à ce que la capsule amorce son freinage et le laisse disparaître à l’horizon. Alors, il resterait seul au-dessus de la plaine blanche, seul avec l’énigme noire qui en marquait le centre.

Le bloc d’ébène monta sur l’horizon, éclipsant les étoiles. Bowman fit basculer la capsule sur ses gyroscopes et utilisa toute la puissance de freinage dont il disposait. Il descendit alors vers la surface de Japet en un arc ouvert, immense.

Sur un monde à gravité plus forte, cette manœuvre eût coûté une quantité invraisemblable de carburant. Mais ici, l’appareil ne pesait plus que quelques livres et il pourrait se déplacer quelque temps sans risquer d’épuiser ses réservoirs et de se trouver immobilisé loin de l’astronef. Quoique cela ne fît sans doute guère de différence…

Il était maintenant à cinq milles de la surface et se dirigeait droit sur l’immense monolithe noir, à la géométrie parfaite, qui se dressait au-dessus de la plaine lisse. Il devait exister bien peu de constructions aussi gigantesques sur Terre. Les derniers calculs de Bowman indiquaient une hauteur de 900 mètres. Pour autant qu’il pût en juger, les proportions du monolithe de Japet étaient les mêmes que celles de AMT-1… L’étrange rapport 1-4-9 se répétait.

« Je ne suis plus qu’à trois milles, maintenant. Je me maintiens à 120 mètres d’altitude. Toujours aucun signe d’activité sur mes appareils. La surface reste absolument lisse. Il devrait pourtant y avoir des traces de météorites, après tout ce temps !

« Et je ne vois aucun débris sur le… je suppose que je peux dire le toit. Pas d’ouverture non plus. J’espérais pouvoir pénétrer à l’intérieur…

« Voilà : je suis juste au-dessus, à 150 mètres d’altitude. Il ne faut pas que je perde trop de temps : l’astronef s’éloigne et il sera bientôt hors de portée. Je vais me poser. C’est sûrement assez solide. Sinon, je redécollerai aussitôt…

« Une minute… C’est étrange…»

La voix de Bowman s’éteignit dans un silence stupéfait. Il n’avait pas peur. Tout simplement, il ne parvenait pas à décrire ce qu’il voyait.

L’instant auparavant, il dominait un vaste rectangle plat d’environ 250 mètres de long sur 60 de large et qui semblait fait d’un matériau aussi dur que le roc. Maintenant, ce rectangle paraissait s’éloigner de lui, comme dans ces illusions d’optique où un objet en relief semble se renverser et présenter soudain au regard son côté le plus éloigné.

En fait, c’était un peu ce qui se produisait pour l’énorme masse. Bowman ne voyait plus un monolithe dressé sur la plaine blanche. Ce qui lui avait semblé être le toit se trouvait soudain à des profondeurs infinies. Durant un instant de vertige, il eut l’impression de contempler l’intérieur d’un puits prodigieux et rectangulaire qui défiait les lois de la perspective car ses dimensions ne diminuaient en rien avec la distance…

L’Œil de Japet s’était ouvert brièvement, comme pour chasser quelque grain de poussière qui l’irritait. Et David Bowman eut juste le temps de prononcer une dernière phrase que les hommes du Contrôle de Mission qui veillaient à neuf cents millions de milles et à quatre-vingts minutes de là ne devaient jamais oublier :

« C’est creux… jusqu’à l’infini… et… Oh ! mon Dieu ! C’est plein d’étoiles ! »

 

 

40. Sortie

 

La Porte des Étoiles s’ouvrit. Se referma.

En un instant trop bref pour être mesuré, l’espace se contracta sur lui-même.

Et Japet fut à nouveau désert, comme il l’avait été depuis trois millions d’années, à l’exception d’un vaisseau abandonné mais encore vivant qui continuait d’envoyer à ses constructeurs des messages qu’ils ne pourraient plus croire ni comprendre.